
Le Water-polo
surface de réparation
CHAQUE JEUDI, C'EST LE MÊME RITUEL. De mars à juin, les habitués du bassin olympique ont pu assister à un mystérieux spectacle. Drapées dans leur peignoir jaune floqué des trois lettres du CNM, un groupe de femmes, d'abord timides puis de plus en plus assurées, débarquent des vestiaires pour jouer au water-polo. Les gestes sont toujours les mêmes. Chacune récupère une bouteille d'eau avant de démarrer l'échauffement sous l'oeil attentif de Virginie Mariette, kinésithérapeute spécialisée dans les suites du cancer du sein. D'abord quelques moulinets des poignets puis un peu de flexions avant des échanges de ballons en binôme. «La première fois, je suis vraiment venue à reculons. Je me trouvais plein d'excuses pour ne pas y aller : la météo, les embouteillages... Mais dès la première séance, le coup de foudre a été immédiat » confie Eugénie, 49 ans. Comme elle, ce sont 12 ex-patientes, âgées de 39 à 65 ans, qui ont accepté de participer au programme Aquapolo après avoir vaincu la maladie. Toutes ont été sélectionnées par Monique Cohen et Agnès Tallet, respectivement chirurgienne et radiothérapeute à l'Institut Paoli-Calmettes (IPC), grand centre de lutte anti-cancer à Marseille. Et malgré les premiers doutes, elles se sont engagées à assister aux 16 séances du programme. «Le docteur Cohen ne m'a pas vraiment laissé le choix ! Elle était convaincue que cette expérience pourrait m'être bénéfique en raison de mon terrain dépressif. Elle m'a dit que ça ferait du bien à mon corps et à mon esprit. Et elle avait raison » ajoute Maud, 39 ans, la benjamine du groupe, maman d'un petit garçon, très angoissée par la possibilité d'une récidive.
UN TRAITEMENT DE CHAMPIONNES. Tandis que les joueuses s'échauffent, le terrain, réduit par rapport à ses dimensions habituelles, est installé par Yann Vernoux et Quentin Chipotel, respectivement entraîneur des U17 et U19 et entraîneur des U15, tous les deux anciens joueurs professionnels et membres de l'équipe de France. Sollicités par l'équipe de recherche, ils ont accepté d'assurer volontairement les entraînements. La pratique du water-polo, un des sports collectifs les plus exigeants physiquement, est évidemment adaptée à la forme des participantes mais les coachs ont reçu la consigne de les encadrer comme de vraies compétitrices. Yann Vernoux confirme : «On les a coachées comme n'importe quel autre groupe. Même si aucune d'entre elles n'avaient pratiqué le water-polo ou le sport de haut niveau, on avait envie de leur transmettre la même chose qu'à tous nos joueurs : les valeurs du dépassement de soi et du partage dans l'adversité». Avant chaque séance, chacune enfile son bonnet doté de protections rigides aux oreilles et se jette à l'eau. Par petit groupe de trois, elles travaillent les passes et la récupération du ballon jusqu'au coup d'envoi du premier match.

LE HAUT NIVEAU AU SERVICE DE LA SANTÉ. Si le cadre et le personnel du Cercle ont été choisis pour l'expérience, c'est que la relation entre coachs professionnels et patientes en rémission est au coeur du programme Aquapolo porté par le laboratoire Management Sport Cancer (MSC) d'Aix-Marseille Université, adossé à l'IPC et spécialisé dans la relation entre la haute performance sportive et la prise en charge des patients atteints de cancers. Imaginé par les professeurs Patrice Viens et Pierre Dantin, le programme vise à démontrer l'apport du sport à la santé après une première expérience d'onco-coaching en 2016 baptisée Rebond. «L'objectif du programme Aquapolo est d'accélérer le rétablissement psychologique et social des ex-patientes. Elles sont coachées comme des joueuses de haut niveau avec des déterminants motivationnels de haute performance sportive. Ce n'est pas juste une activité physique adaptée à leur pathologie. Cet aspect haute performance, c'est tout l'enjeu de notre étude» résume Pierre Dantin. «À chaque séance, on sortait de l'eau épuisées mais c'était une sensation géniale. C'est une bonne fatigue qui nous reboostait » décrit Aurélie, commerciale de 43 ans et sportive de nature. À cela, Maud ajoute le privilège d'être encadrées par des professionnels : «On s'est senties très fières d'être au Cercle. Ma famille n'en revenait pas. Etre coachée par l'élite, bénéficier de leur attention, ça m'a donné envie de me battre et ça m'a redonné confiance.» Pendant près d'une heure, attaque et défense se défient. À disposition de chacune, des ceintures de flottaison leur permettent de souffler un peu quand c'est nécessaire. Mais malgré la fatigue physique et les douleurs qui resurgissent parfois lors de certains mouvements, hors de question de manquer à l'appel.
UNE VÉRITABLE RESPIRATION, UNE BULLE D'OXYGÈNE. C'est de cette manière que les participantes décrivent ce rendezvous quotidien rapidement devenu indispensable. Durant l'épreuve de la maladie et le parcours de soins, beaucoup de patientes révèlent en effet, avoir manqué de soutien psychologique ou d'aide émotionnelle de la part du corps médical et de leur entourage. Un constat d'isolement d'ailleurs à l'origine de la création du laboratoire MSC qui postule qu'un accompagnement personnalisé permettrait aux patients en rémission de mieux se projeter dans le futur. Ainsi, l'expérience d'un sport collectif, en dehors du cadre hospitalier, avec une équipe dédiée aux joueuses, semble venir combler une partie de ce besoin. Le témoignage d'Eugénie abonde en ce sens : «Quand j'étais suivie à l'hôpital, j'ai eu le sentiment qu'on avait soigné mon cancer mais qu'on ne m'a pas soigné moi. Durant l'expérience Aquapolo, je me suis sentie beaucoup plus écoutée. L'attention constante qu'on a reçue tout au long des séances m'a été très bénéfique». Maud, pour qui l'IPC reste un lieu angoissant et peu propice aux échanges entre patientes, ne dit pas autre chose : «La dépression a été pour moi plus dévastatrice que le cancer en lui-même. J'avais besoin de soigner ma tête autant que mon corps. Mais je n'aurais pas pu le faire à l'IPC. On a toutes besoin de sortir de cet univers».

GRACIEUSES ET DÉTERMINÉES À PROGRESSER. Sous le regard de leurs entraîneurs et de l'équipe du laboratoire qu'elles affronteront lors du match final, les joueuses s'affrontent dans la bonne humeur. Le jeu est fluide, attaque et défense se défient et les gardiennes réussissent quelques beaux arrêts quand elles n'encaissent pas des tirs cadrés en grimaçant. Au bord du bassin, Sarah Cuvelier, Charlène Goetegheluck-Villaron et Sarah Calvin, les trois enseignantes-chercheuses qui supervisent les recherches sont enthousiastes. Démontrer les bénéfices d'un sport collectif est également un axe essentiel du programme. Sarah Cuvelier développe : «L'enjeu de nos recherches est aussi d'observer les relations entre pairs qui permettent de satisfaire un besoin d'appartenance à un groupe dont la dynamique conduit à l'empowerment progressif de ses membres». Une hypothèse visiblement validée par Régine, âgée de 59 ans : «Avec les filles on a crée des liens immédiatement, dès la première séance. Des liens forts. Quand j'ai du m'absenter deux semaines, les filles m'ont manqué». Et Aurélie de renchérir : «Quand j'étais en chimio, je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer d'autres patientes ou en tout cas je n'en ai pas eu envie. J'ai préféré me protéger. Mais aujourd'hui je suis heureuse d'avoir rencontré ces femmes avec qui partager nos expériences. Il n'y a personne d'autre qui peut comprendre ce qu'on a traversé».

RÉGINE L'AFFIRME : L'EXPÉRIENCE A CHANGÉ SA VIE. «Dès que je poussais la porte du vestiaire, il se passait un truc dans mon cerveau. J'oubliais tous mes soucis du quotidien. J'étais là uniquement pour moi. Avoir l'esprit totalement libéré le temps d'une séance, c'est un sentiment indescriptible que je n'avais jamais ressenti auparavant". Si le programme Aquapolo était en phase de test, les bénéfices pour les premières participantes sélectionnées semble indéniable. L'équipe de recherche, bien qu'en attente de l'analyse des données recueillies au fil des séances, ne s'en cache pas, les premières observations sont très encourageantes. Et Yann Vernoux s'en réjouit : «Elles se sont transformées sous nos yeux au fil des séances. Notre seul véritable objectif était qu'elles soient heureuses en sortant de l'eau mais nous les avons vues progresser et changer physiquement ». Venue assister au match final entre ex-patientes et équipe de recherche, Monique Cohen, que Maud n'hésite pas à qualifier de sauveuse, ne cache pas son émotion et dresse le même constat : «Je savais qu'une telle expérience leur serait bénéfique mais le résultat est au-delà de mes espérances. J'ai découvert un groupe extrêmement soudé et des femmes transformées. Elles sont toutes radieuses ». Une nouvelle preuve que le sport peut aider à cicatriser le corps et les âmes. Et un premier bilan qui devrait permettre au programme de se déployer à plus grande échelle dans les années à venir.
