
Un été au Cercle
Pendant des semaines, j'avais mené une vie impossible, écumé les librairies et fait mon numéro de Limoges à Caen, de Calais à Montélimar, et pire encore. Chaque fois, j'avais pavoisé et répondu aux questions, énormément souri, signé sur la page de garde « Pour Bénédicte », « Pour Jeanne », « Pour Clarisse, Ambre ou Natacha » ; les mecs tenaient rarement à ce qu'on signe leur exemplaire. Et à chaque fois j'avais fini trop tard, après un dîner trop arrosé, bourré dans mon hôtel, à taper dans le minibar en scrollant jusqu'à l'hypnose ou en faisant défiler les chaînes du câble. Les jours avaient passé ainsi, vite, dans les migraines et dans les trains, à ne plus savoir où j'étais ni quand je rentrais. À force, quelque chose de vague, pire que la fatigue, avait commencé de remplir les soutes. Une fois de retour chez moi, j'avais compris. Plus de jus, plus de force, même l'amour était parti. La terrible saison commençait. C'était juin ; j'étais cuit.
Passons sur les détails, l'écrivain qui arrête de boire, perd dix kilos, ne lit plus, fume au petit-déj, marche dans les rues comme Virgile chez Dante, et chiale même un petit peu dans son oreiller. Chez le psy, ça porte un nom. On se contentera de dire que je n'allais pas très fort. Quelques amis heureusement étaient venus à la rescousse. Un dimanche, j'appelai H. qui me dit : « Viens, ici on a la mer, des incivilités et la poutargue. » L'idée semblait belle, et je dévalai l'hexagone jusque Marseille.
Or la chance voulut qu'H. avait ses entrées au Cercle des Nageurs. Souvent, l'endroit lui tenait lieu de bureau. Elle y voyait des copains, lisait, bronzait, prenait des bains de mer, y passait en somme beaucoup de son temps, et plutôt le meilleur. C'est donc là que je la trouvai, en mules tressées et chemise oversized ; déjà, les choses n'étaient plus si graves.
Car dans son dos, tout le bleu de la Méditerranée venait de s'engouffrer par-dessus le bastingage et il n'y avait plus rien au monde que cette couleur, aussi répandue vers l'horizon que souveraine en altitude, bleu total, à plein bord, à pleins poumons, et pourtant semé de mille détails, de tant de nuances, toute une galaxie d'azur prise dans cette mâchoire que faisaient la corniche et le bras droit du Cercle. Dans un livre dont j'oublie le titre, Laurence Durrell écrit : « C'est quelque part entre la Calabre et Corfou que le bleu commence pour de bon ». Mais c'est bien là qu'il débutait Un été au Cercle 94 le bleu, dans Marseille, à ses pieds, impossible à contenir, dévorant, hérissé de minuscules crêtes scintillantes et fraîches qui étaient la mer, celle des Grecs, d'Hannibal et de la Comex, et le bleu tendre du ciel, sans nuage, adouci et suave dès lors que le regard s'élevait par dessus cette ligne plus claire, presque pâle, qu'est l'horizon. Une île, au large, guettait. Je devais apprendre plus tard que c'était le château d'If. Moi-même, je concevais déjà le Cercle comme le moyen de mon évasion. J'ignorais alors que la fuite nécessitait une double cooptation, un ticket d'adhésion à 2000 balles et l'abonnement annuel qui n'était pas donné non plus. Mais vrai, les passeurs n'ont jamais été très coulants quand il s'agit de monnayer les moyens de sa survie. H. qui me palpait médicalement tandis que je me laissais sidérer par ce paysage, observa alors que je n'étais guère plus épais qu'un stokafish. Elle entreprit dès lors, comme l'on fait par ici, de me remplumer, et y parvint bien au-delà de ses espérances.
C'est ainsi que je pris mes quartiers dans un club privé, méditerranéen jusqu'au bout des ongles, qui faisait comme une île parmi les rues populeuses et les plages bondées, moi qui venais du Nord, des forêts et des brumes, et me montrais des plus sourcilleux dès lors qu'il s'agissait d'égalité. Plus tard, une dame devait d'ailleurs s'émouvoir de ce contraste, m'écrivant via les réseaux sociaux pour s'étonner que je fasse mine de contester la réforme des retraites alors même qu'elle m'avait vu profiter des privilèges du Cercle l'été précédent. Grave paradoxe que je résolus en la bloquant aussitôt.
Car il faut bien le dire, je fus tout de suite très séduit par l'endroit, ses cabines humides, ses ponts de paquebots, ses coursives et ses passagers qui, parfois, venaient là en famille, trois générations rassemblées, du lin, de jolies montres, des robes impondérables, des femmes si belles que j'étais presque guéri, et ces nageurs aux épaules phénoménales qui, tels de grands animaux taciturnes, avançaient lourdement dans la queue de la cantine à l'heure du déjeuner, contents d'eux, calmes et le souffle fort, superbes machines à faire des longueurs et engranger des médailles. J'aimais les complications architecturales de ce vieux vaisseau, les hautes vitres salies de sel, les blocs de béton aux murs délicatement décatis, les corps étendus en contrebas, le découpage turquoise de la piscine, l'eau verte du bord, les profondeurs presque noires où s'ébattaient les nageurs. J'aimais ces vieux messieurs blanchis qui portaient dans leurs rides soixante-dix saisons de cagnard pur, et patientaient là, voutés, contents, les yeux blessés par cette lumière qui était pourtant toute leur vie. J'aimais les joueurs de cartes et ces garçons qui contrôlaient les entrées, un surtout qui me parlait comme à un ami, et me faisait croire à une jeunesse de rattrapage. J'aimais même ce drôle de type aux longs cheveux qui se pavanait en mocassins, sa chemise ouverte sur un ventre articulé et plat et qui, à force, me devint familier, sympathique, presque nécessaire.
Dans ce cocon, bien à l'abri, je commençais à mieux respirer, passant des heures à lire Giono, à rejoindre les bouées jaunes et à siroter des boissons fraîches à l'ombre des grands parasols. Mes mains, souvent, tremblaient et si j'avais la tête pleine de regrets et peu d'appétit, je pouvais déjà sentir les bienfaits du vent et de la paresse. Le Cercle me 95 semblait un si bon endroit pour finir. En réalité, tout recommençait. J'avais repris goût au plaisir. Un plongeon après l'autre, je guérissais.
Et puis un jour de grande platitude, sans mistral ni vagues, je remarquai un jeune garçon qui allait du bar à la mer, des cabines au sauna, faussement cool, fondamentalement fébrile et sans cesse poursuivi par une gamine en maillot à volants qui ne le lâchait pas d'une semelle et pouvait être sa soeur. Je ne sais pas trop ce qui retint mon attention. Peutêtre son indifférence extrême aux suppliques de cette petite fille qui braillait dans son sillage, ou cette sorte de majesté trouble, intercalaire, ce corps à la fois parfait et inachevé, tout entier voué à son idée fixe. À moins que ce ne soit cette inquiétude qu'il cachait si mal sous des dehors indifférents. Peut-être que je l'enviais, tout simplement, parce qu'il ne souffrait pas, qu'il était beau sans le savoir, gonflé de promesses et d'un avenir encore à faire. Quoi qu'il en soit, une fois sortie de la masse, détourée par ma curiosité, sa silhouette sembla se trouver partout sur mon chemin, au self, dans l'eau, au bar où je commandais mes Coca zéro, au sortir d'une cabine, partout. J'en vins naturellement à lui imaginer des vies, des habitudes, à me demander ce que faisaient ses parents, s'il était doué pour les études ou complètement à la ramasse, s'il avait une copine, un mec, faisait du skate ou jouait à la Play, s'il portait un prénom significatif ou se contentait de quelque chose de plus passe-partout, s'il était plutôt cônes ou esquimaux. Mais globalement, mes spéculations n'allaient pas bien loin et je me contentais de constats évidents. Il semblait mener une vie facile, réglée, méridionale, plutôt gaie, venait au Cercle avec sa mère, et avait toujours à ses basques cette petite fille éperdue et ravissante qui quémandait son attention sans jamais l'obtenir. Mais alors pourquoi cette intranquillité permanente qui papillonnait en lui ? De quelle impatience souffrait ce garçon ? Le mystère ne dura guère.
Car ce soir-là vers 19 heures, on vit s'avancer sur les eaux du Cercle un matelas pneumatique venu de la plage des Catalans. Une jeune fille le pilotait en s'aidant de ses mains et elle le mena ainsi jusqu'à se retrouver à une centaine de mètres au large. Là, elle s'étendit sur le ventre, puis se laissa doucement dériver, un pied dans l'eau, les mains jointes sous son menton, comme endormie. À cette distance, il n'était guère possible de se faire une idée précise de son visage, ni même de la couleur de ses cheveux. Elle portait un maillot à rayures, avait les cheveux longs, semblait très jeune, mais ne l'était peut-être pas tant que ça. Au creux de son dos, la lumière amortie de cette fin de journée avait dessiné un mince croissant doré qui rivalisait avec l'éclat métallique de l'eau. Et elle reposait là, élémentaire et ballotée par le calme ressac du soir, quand parut le jeune homme. Il venait de dévaler l'escalier qui conduisait à la plage, et une fois sur le rivage, d'un geste, il se débarrassa de son t-shirt, de ses tongs, et entra dans l'eau avant d'y plonger. Il se mit aussitôt à nager en direction de la jeune fille, d'un beau mouvement roulant plein de fluidité, où rien de sa force ne se perdait et qui signalait à coup sûr son appartenance au club de natation. Après quelques minutes, il put s'arrimer au matelas. Lui et la jeune fille échangèrent quelques paroles, puis s'ignorèrent, lui demeurant dans l'eau, immergé jusqu'au épaules, flottant sans rien oser, calme, silencieux, comblé. Un assez long moment 96 qui dût être merveilleux s'écoula puis la jeune fille prit congé, et le jeune homme regagna le Cercle, d'un lent mouvement de crawl appesanti. C'était fini.
Heureusement, le même manège se reproduisit chaque soir, et je fis en sorte de ne jamais louper cette occasion rituelle qui, dès lors, organisa tout mon temps. Et chaque fois, épiant ces deux corps si jeunes, promis à temps de choses, se rejoindre et s'ignorer ainsi, je ne pouvais m'empêcher de rêver à tout ce qui se tramait par derrière, l'inquiétude de ne pas la voir revenir, la vitesse à laquelle le temps filait quand ils se trouvaient réunis, la profondeur de leurs silences, sa méfiance à elle, le pas à pas des tentatives et la chamade terrifiante de son coeur quand il se jetait enfin à l'eau après une autre interminable journée d'attente. Avec H. nous prîmes l'habitude de boire un Coca sur le pont quand venait l'heure de ce singulier colloque. Nous les observions alors avec un ravissement presque vindicatif, soupçonnant le pire et le meilleur. H. s'avérait la plus audacieuse. - Je suis sûre qu'elle se le tape. - Mais arrête. Il a même pas le droit de grimper. - Tu ne comprends rien. Elle veut qu'on la mérite. Mais de temps en temps, elle lui dit : OK viens ce soir, rejoins-moi. - Impossible. Elle soupirait.
De mon côté, je me racontais une toute autre histoire. Chaque soir, j'espérais une avancée, même minuscule, un petit rien supplémentaire qui ferait dire que la journée n'était pas perdue, et je me mis à espérer si fort un premier baiser entre ces deux idiots que leur amour d'un été devint un peu le mien. Je tenais mon échappée.
Le 15 août, j'arrivai comme d'habitude, assez tôt, et découvris la mer d'ordinaire sillonnée de baigneurs complètement déserte. Je me dépêchai de gagner le bord pour comprendre, et là, inspectant l'eau claire, je les vis, formes vagues, arrondies, apparemment statiques, morves limpides aux crêtes mauves d'où pendaient quelques filaments empoisonnés : des méduses. Elles avaient envahi la côte durant la nuit, sans regard ni volonté, vite vaincues, mais disséminées et innombrables. Aussitôt, je pensai à mon jeune nageur. Et effectivement, je le découvris à quelques mètres, qui guettait lui aussi ce champ de mines où sombrait son programme ordinaire. Pourtant, il ne broncha pas, gardant pour lui sa contrariété, et remonta vers le bar sans un mot, la même petite fille pendue à ses basques, mais qui par miracle se taisait. Une fois la nouvelle connue, tout le Cercle sembla pris dans une sorte de pénible frénésie. Sur les rochers, des pères en maillot et au dos caramel ressassaient les mêmes trois commentaires, experts et les mains sur les hanches. Plus téméraires, leurs enfants nuisaient au fléau à coups d'épuisette, et de temps à autre, l'un de ces chasseurs trop aventureux ressortait de l'eau en glapissant et il fallait alors gratter une brûlure à l'aide d'une carte Vitale pour le débarrasser du venin d'une méduse qui l'avait surpris. Pour le reste, la fréquentation et les températures avoisinaient des seuils critiques, et on 97 s'agglutinait comme on pouvait, au sec, nerveux, extasiés de chaleur, encore courtois mais pour combien de temps ? Vers 15 heures, on entendit le haut parleur des Catalans – qui d'ordinaire se contentait de signaler les pickpockets ou la petite Fanny qui ne trouvait plus sa maman – interdire la baignade, cependant que la ville s'incendiait, prise entre la foule oisive, ses rives infestées et cette malédiction de vivre sans bain par quarante degrés. En tout cas, je ne vis plus le jeune homme de toute la journée. J'imagine qu'il s'était déniché un coin d'ombre où remâcher son dépit tandis qu'au Cercle, les membres faisaient contre mauvaise fortune bon coeur : le bar battit ce jour-là des records d'affluence. Après quelques heures, les sauveteurs des Catalans en eurent assez de discipliner vacanciers et autochtones et ils rendirent l'eau à ceux qui oseraient s'y risquer. Il n'y eut pour autant ni cohue ni scandale, chaque piqûre donnant lieu à des soins rapides et secrets, si bien qu'on ne pouvait pas savoir si la menace demeurait totale ou se dissipait. Au gré du courant, les bestioles poursuivaient pourtant leurs attaques surprises et bénignes, et l'air était tout infesté de cette impression de risque indéfini. Puis vers 19 heures, le matelas pneumatique parut. Et de même que la veille, et comme tous les soirs qui avaient précédé, la jeune fille parcourut la surface assombrie de la mer où le soleil organisait ses éclats vifs et ses aplats dorés, puis se laissa dériver, étendue, un pied trempant dans l'eau, sa tête posée sur ses bras repliés. Si d'habitude ce spectacle ne suscitait guère de curiosité, cette fois, nombre de membres s'étaient pressés contre le bastingage et guettaient l'intrépide qui osait défier le large et les bêtes. J'attendais pour ma part le garçon. Lui non plus ne manqua pas son horaire. Mais cette fois, au lieu de se précipiter, je le vis prendre son temps, se dévêtir avec gravité, puis chausser une paire de lunettes de plongée. Il hésita quelques secondes encore, puis s'élança. Alors nous le suivîmes du regard, ses longs mouvements de crawl prudents, sa tête qui sous l'eau épiait le risque d'une mauvaise rencontre, ses embardées quand il croisait une créature, les arrêts qui lui permettaient de reprendre son souffle, ce lent cheminement prudent et terrible qui devenait de plus en plus interminable. À mi-chemin, une brève secousse l'immobilisa et il y eut parmi nous quelques exclamations et des soupirs. Pourtant il repartit, nageant encore et quand enfin il fut tout proche du matelas, nous vîmes la jeune fille se soulever sur un coude, et lui faire de la place. Il n'eut plus qu'à monter près d'elle. Il était sauf. La jeune fille posa un doigt sur sa blessure, dans son dos, et prenant de l'eau dans le creux de sa main, la lava. Tout près de moi, agenouillée sur le pont, une gamine pleurait. N.M.
